Elof Stjöstedt
Je passe devant des dizaines de maisons et de fermes, mais rien ne m’arrête : petits rideaux en haut des fenêtres, loupiotes décoratives, pots de géranium sur le perron, gazon bien tondu, chemin tracé… Puis tout à coup, il se passe quelque chose. Je recule pour retrouver l’impression fugitive : une allée bordée de piquets surmontés de boîtes, de bidons à lait, de thermos chinois, de poupées en plastique. Je prends l’allée, on se croirait alors dans le jardin de Fifi Brindacier : un ramassis d’objets collectionnés, des trésors pleins de fantaisie. Fleurs artificielles, panneaux de bois gravé, assiettes décorées, chevaux de plastique à califourchon sur des planches peintes, grands fauteuils et tapis de clinquants, vaisselle qui sèche, orgue cabossé avec une sculpture de bois dessus représentant une vieille paysanne en tablier, au visage rieur marqué par de fortes rides.
Deux maisons se font face. Sur une terrasse qui sert d’entrée, le plancher a été badigeonné de vernis visqueux et noir qui ressemble à de la mélasse. J’ai beau appeler, faire du bruit, tout est calme. Le silence est presque inquiétant, comme dans les films avant l’assaut de tribus indiennes. J’imagine le propriétaire revenant de la chasse avec le chien (dont je devine la présence par les traces de pattes sur le goudron) et qui découvrirait l’inconnue, une Renault 205 immatriculée 75, explorant le site comme dans un parc d’attractions… J’appelle un peu plus fort « Hej !». Pas de réponse, juste le son sec d’un mobile de bambou, le dip-dip régulier d’un oiseau. La petite sculpture de paysanne me rit à la figure, je crois que les objets vont finir par s’animer. Je suis Alice au Pays des Merveilles face au chat moqueur ou à la dame de pique.
J’avance vers la maison et frappe fortement à la porte. Un chien répond, puis une voix d’homme. Je recule légèrement. C’est un type en caleçon qui m’ouvre la porte, tout ensommeillé. Il m’observe sidéré, rentre chez lui pour enfiler son tee-shirt « Sweden », prend la lettre du Centre Culturel Suédois pour ne lire pratiquement que la signature et répond à mes observations simplistes « huset speciellt och bra » (maison bien spéciale) et à mes gestes enthousiastes par un regard étonné, un sourire bon enfant. Je demande si je peux photographier l’extérieur, tout un monde déjà. Il comprend mal l’anglais mais il m’aide à monter mon trépied, monte les quelques marches vers sa maison et pose agenouillé devant la porte. Puis il me propose d’entrer. C’est un plaisir de voir l’autre côté du décor, tout aussi amusant. Je photographie les quatre côtés de la pièce principale, car je ne sais lequel choisir. Le divan qui sert de lit est surmonté d’un crâne d’élan. Sur un siège, au centre, un ours en peluche qui paraît attendre son assiette. Au sol, des bouteilles de bière, un petit éléphant de plâtre, des cigarettes, un vieux réveil des années 50 à clochette, et des bibelots sur une table basse. Un tas de chapeaux est accroché au mur, il y a de la vaisselle un peu partout, des fauteuils aux angles. Il prend la pose dans l’un d’eux, se déplace au moindre regard pour occuper l’autre, regarde où j’ai envie d’aller, pris au jeu, à la fois acteur et spectateur. Il enfile un chapeau de marin, puis un Stetson mou qui lui donne un air de chien battu mais lui va plutôt bien. De retour dehors, il me présente sa deuxième maison, en partie effondrée. Il s’assied sur un pouf devant l’orgue et m’explique que la petite sculpture de paysanne est un portrait de sa mère, qui était une grande rigolarde. Au moment de partir, il m’offre un gros crayon bleu d’ébéniste et un stylo bic, me serrant chaleureusement la main avec les deux siennes.