Yinque Karlsson
Je l’avais appelé d’une maison voisine où l’on m’avait conseillé sa visite. Une barrière en bois et un fil de fer m’obligent à me garer bien avant la ferme. Dans la cour, je rencontre une jeune femme rousse, sa petite soeur. Elle est installée dans le Sud, vient rarement ici. Elle me présente la ferme sous son plus mauvais jour « les bâtiments sont sales, l’étable pue, la maison est en bordel, les meubles ont été déplacés et la mère, de 84 ans, est malade ». Dans un lit à roulette posé au milieu de la cuisine, la mère est là en effet, immobile, immense, les yeux fermés. Elle ressemble à une baleine échouée. Contre elle, une radio est allumée.
Je propose de sortir rejoindre Ynque mais sa sœur me retient. Elle m’offre trois fois du café, se met à ranger frénétiquement des sacs en plastique, à les plier en dix, à m’entraîner dans toutes les pièces, me fait visiter la salle de bain qui est adaptée à l’handicap de la mère et qui n’a rien de bien joli. Elle me prépare une assiette avec un bout de fromage, un bon paquet de beurre qu’elle a fait elle-même et des biscuits « ginger bread » qui, dit- elle, apaisent les fous. Elle fouille dans le dictionnaire suédois-anglais pour faire la liste des épices qu’elle met dedans : gingembre, cannelle, clous de girofles, poivre…
Je vais retrouver son frère dans l’étable et soudain, je suis plongée dans l’univers de mes amis agriculteurs de Haute-Savoie. Tout y est, surtout cette odeur de pisse de vache et de bouse qui fait qu’on en sort transformé, emportant avec soi un condensé de nature. Une demi-douzaine de vaches aux cornes tordues, certaines blanches à petites tâches noires, d’autres d’un brun cendré et clair couvrant tout le manteau. Un petit taureau, un veaux dans un coin, de la paille douce sous les sabots et du grain balancé à même le sol. Ynque est tendre avec ses bêtes, ses gestes sont souples, son regard doux, son sourire timide et gentil. Je regrette de ne pas mieux le comprendre. Rentré à sa maison, il frotte ses pantalons, pose sa casquette et retire ses bottes, se passe un coup de peigne devant la vieille glace et s’assied nu-pieds avec un air de grande bonté. Pendant la pose, sa sœur lui demande si c’est aussi « painful » que chez le dentiste… Il se prête volontiers au jeu, en harmonie parfaite avec le décor.