Dagny Sundlink
Je la rencontre devant sa maison, et me dis « tiens, drôle de dame ». Elle porte un chapeau de marin et une grande veste en cuir jaune, a les mains pleines des mousses qu’elle arrache sous son auvent, parle en riant toute seule. Je ne comprends pas tout ce qu’elle dit. Elle refuse la séance de pose pour une raison qui tient à la fois de la maladie (?), de ses mains sales, de sa méfiance pour les gens « qui ne sont pas ce qu’ils disent qu’ils sont et ne font pas ce qu’ils promettent de faire ». Mais comme elle ne me jette pas non plus hors de son jardin, je reste près d’elle à l’écouter, attendant sans trop y croire…
Au fil de la discussion, j’imagine sa maison comme elle, très particulière. Je l’écoute raconter le hérisson qui fait de petites crottes contre les murs et qui dort tout le jour ; le chat à poils blancs qui aime pêcher au bord du lac ; la grande propriété de ses parents qui allait jusqu’à l’eau, ce qu’ils ont construit ici et là, ce qu’elle a vendu ; ses petits-enfants qui apprennent à jouer de la guitare ; son expérience de marin pendant 8 ans, « le plus beau métier du monde »… Elle m’emmène admirer le jardinage du jour et découvrir sous un lit d’herbe, le petit hérisson endormi. Au bout d’un certain temps, je réitère ma proposition, ajoutant que sa personnalité et sa maison se démarquent par leur fantaisie de beaucoup d’autres, proprettes et ennuyeuses. Elle me répond qu’elle comprend mais qu’elle ne peut pas me croire, se met à rire. Pendant qu’elle lit la lettre du Centre Culturel Suédois, je ferme les yeux au soleil. Elle fait quelques réflexions sur la signature de la lettre puis toute une histoire à propos de ses mains qu’elle doit laver et de sa jupe qu’elle doit changer. Elle propose que je l’attende un peu. Nouveau bain de soleil, plaisir d’avoir vaincu ces petites résistances.
Je ne m’étais pas trompée : un personnage plein de vie, de désordre et de souvenirs ne peut aller qu’avec une maison pleine d’objets farfelus : fleurs séchées, babioles achetés aux quatre coins de l’océan, cadeaux divers, plantes, animaux empaillés et bricoles multiples. A chaque objet, une histoire : « l’ange ? C’est mon amoureux, le capitaine Frantz, me l’a offert ! A côté, le tableau, c’est une chinoise qui l’a peint pour moi (scène de village dans la brousse), paraît que c’est comme ça, dans la campagne chinoise… Et ça, c’est un coquillage en nacre très précieux : il n’y a que deux endroits dans le monde où on les trouve (l’étiquette Hawaï est restée collée). Et l’affiche, je l’ai faite quand j’avais 6 ans, c’est une carte de l’Afrique en relief. J’ai eu la meilleure note : un ‘big A’ ». Sur un mur, décorant assiettes et tableaux, toute la royale dynastie. Dagny en parle comme de sa propre famille et les caresse d’une main, comme des icônes : « là, c’est Gustaf et là, c’est la reine et son fils mais elle a eu une fille aussi, elle n’est pas sur l’assiette parce qu’elle n’était pas née ». Entre deux pièces se trouvent de grands placards remplis d’habits qu’elle me présente un à un comme autant de bijoux sortis des coffres d’un bateau de pirate : robes de paillettes, gilets brodés, chemises rouge en satin… Puis elle prend la pause devant l’appareil, tenant en mains un pot de fleurs, une poupée, un serpent en bois articulé, une guitare… Au moment de partir, elle m’entraîne encore à l’étage. C’est une accumulation encore plus folle, un empilement d’objets digne du musée de Taïz au Yémen. Le tout est accompagné d’un discours sans fin, sans fondement et sans but. Il y a quelque chose de merveilleux et de grotesque dans ce délire matérialiste.